Développement urbain en Allemagne de l'Est après 1990
(Stefan Becker, Frauke Mau, Heike Pante ; rédaction : D. Wiktorin)

Lorsque le Mur est tombé, en novembre 1989, sous la poussée de la révolution pacifique de RDA [1], deux États allemands se sont fait face: la République fédérale d'Allemagne, basée sur l'économie sociale de marché, et la République démocratique allemande [2], fonctionnant selon le système de l'économie planifiée socialiste. Le 3 octobre 1990, les cinq nouveaux Länder [3] décident de leur rattachement à la République fédérale par le traité d'unification [4]. Au contraire des États d'Europe de l'Est en situation de transition, la R.D.A. est ainsi devenue partie intégrante d'un système déjà existant. Les citoyens est-allemands se sont vus brusquement confrontés à de considérables bouleversements [5] politiques, économiques et sociaux. Une forte vague d'émigration et le recul de la natalité [6] reflètent le sentiment général de désorientation de la population [7] durant les années suivant la réunification. Ce malaise est encore renforcé par la compression massive de l'emploi [8] et le démantèlement des structures sociales.

Ce tournant historique, que les Allemands appellent "Wende", a marqué aussi un changement radical dans l'évolution des villes est-allemandes. L'économie planifiée a été remplacée par l'économie de marché, l'autorité étatique a cédé la place à la démocratie et les instances planificatrices, disposant jusque-là de droits étendus sur les sols urbains, ont été soumises aux réglementations régissant la propriété privée [9]. Le passage d'une "ville de type socialiste à une ville de type capitaliste" (Häußermann 1996) a été marqué par des difficultés qui résultaient en partie de la situation de départ :

  • La planification socialiste [10] caractérisant les centres-villes [11] entraînait leur inadéquation aux nécessités urbaines découlant du système capitaliste, aussi bien du point de vue de la structure architecturale que des aménagements du secteur tertiaire et du commerce au détail [12].
  • Les vieux quartiers laissés à l'abandon [13] depuis plus de 40 ans étaient dans un état de vétusté alarmant. Les quelques rares vestiges d'époques révolues ne pouvaient être sauvés que par la mise en œuvre immédiate d'un programme de rénovation urbaine.
  • Bien que de date plus récente, les grandes cités urbaines [14] construites en plaques de béton préfabriqué devaient également être rénovées de toute urgence.

La réalisation de ces tâches s'est révélée difficile, en raison du contexte de base spécifique de cette première phase de transformation. D'une part, il a été décidé d'étendre la législation de R.F.A. relative à la planification aux nouveaux Länder, au lieu de créer une réglementation spéciale. La nouvelle Loi sur les actions [15] (Maßnahmengesetz) n'a répondu que de façon insuffisante à cette situation historique d'exception. D'autre part, les nouveaux Länder manquaient de personnel administratif adéquatement qualifié [16] capable d'appliquer immédiatement les dispositions législatives. En conséquence, on a fréquemment confié, au niveau des collectivités locales, les postes-clé à des experts ouest-allemands, ce qui a suscité chez beaucoup de citoyens est-allemands l'impression d'être l'objet d'une colonisation [17]. Ce sentiment [18] s'est renforcé encore par la façon dont on a procédé au règlement de la question des situations de propriété foncière non éclaircies, en particulier par l'application du principe de "restitution primant sur l'indemnisation" [19] (Rückgabe vor Entschädigung). Au moment de la chute du Mur, environ 40 % des sols et 41 % des logements de R.D.A. étaient propriété publique (Volkseigentum).

La reprivatisation des valeurs de capital - accomplie entre autres par l'Office de privatisation et de restructuration de l'ancienne R.D.A. [20] (Treuhandanstalt) - a constitué l'une des conditions essentielles au développement d'une économie de marché opérante. De plus, le législateur s'est vu dans l'obligation morale d'indemniser les propriétaires illégitimement expropriés. Les demandes de restitution de constructions et de terrains ne procédaient pas seulement de la politique d'expropriation menée par la R.D.A. entre 1949 et 1989, mais également des pratiques d'expropriation nazies envers les biens fonciers Juifs [21]. La Loi sur la fortune [22] (Vermögensgesetz) adoptée en 1990 permettait aux anciens propriétaires de poser une demande de restitution de leurs biens.

Le principe de restitution [23] (Rückgabeprinzip) a représenté en fait pour le développement urbain en Allemagne de l'Est l'une des réglementations les plus difficiles à gérer. Dans les tous nouveaux Offices de règlement des questions de fortune encore en suspens [24] (Ämter zur Regelung offener Vermögensfragen), se sont accumulées près de 2,2 millions de demandes de restitution de biens fonciers. Bien que le législateur se soit efforcé de créer un cadre juridique fonctionnel [25], on a mis des années à régler la plus grande partie des questions de propriété [26]. Comme les terrains et bâtiments ne pouvaient être ni vendus, ni réaménagés jusqu'au règlement final, les communes est-allemandes ont dû beaucoup patienter pour pouvoir effectuer des investissements, ce qui a eu de considérables conséquences au niveau des structures urbaines - outre le fait que les caisses publiques étaient vides et que les collectivités locales dépendaient de plus en plus d'investisseurs privés.

L'exemple de la ville de Dresde permet de bien illustrer certaines grandes lignes du développement urbain caractérisant la plupart des villes situées dans les nouveaux Länder. Le centre-ville de Dresde, complètement fragmenté par l'aménagement de places surdimensionnées et de grands axes, reflétait en 1990 les pratiques architecturales de la R.D.A.. Il s'agissait de développer un concept qui réponde aussi bien aux nécessités d'un centre moderne qu'à l'importance historique de la "Florence de l'Elbe" [27] baroque. Tandis que les experts bataillaient encore pour l'établissement d'un schéma directeur, le centre-ville a connu une incroyable flambée du prix des terrains, atteignant jusqu'à 20.000 Deutschemarks au mètre carré.

Ce niveau élevé des prix reflète un déficit au niveau des aménagements du secteur tertiaire. En 1990, Dresde comptait par habitant seulement 0,27 m² de commerces au détail et 2,8 m² de bureaux. En comparaison, les grandes villes de l'ancienne République fédérale présentaient une moyenne de 1,1 m² de commerces au détail et 7,0 m² de bureaux par habitant (Meyer/Pütz 1997: 493). Dresde a certes réussi en l'espace de quelques années à combler ce déficit [28], voire même à surpasser le niveau des anciens Länder en ce qui concerne les surfaces de bureaux, mais les investissements concernaient essentiellement des quartiers situés hors du centre-ville, bien que la nouvelle Loi de priorité des investissements [29] (Investitionsvorranggesetz) permette d'accélérer les procédures relatives aux permis de construire. De gigantesques centres commerciaux [30] et zones industrielles [31] caractérisent entre-temps la périphérie des villes est-allemandes. Les centres-villes n'ont attiré à nouveau l'intérêt des investisseurs privés que lorsque les questions de droits de propriété et de schémas directeurs urbains ont été réglées. Il reste à voir si les centres-villes est-allemands arriveront à défier la concurrence des aménagements en dehors des périmètres urbains (Konkurrenz auf der "grünen Wiese").

Tandis que des ensembles architecturaux entiers ont été construits dans les centres-villes, les vieux quartiers ont fait l'objet d'une prudente rénovation urbaine. Dresde possède en la "Ville Neuve Extérieure [32]" (Äußere Neustadt), d'une superficie de 74 hectares, l'un des plus grands quartiers allemands datant de l'époque de l'Empire allemand. Ce quartier a été déclaré zone de rénovation [33] dès 1992, pour pouvoir exercer un contrôle sur les terrains selon les expériences faites en Allemagne de l'Ouest, et réaliser une rénovation socialement acceptable. Mais des problèmes ont très vite surgi, qui n'ont pu être que partiellement résolus sur la base des dispositifs ouest-allemands. Les vieux bâtiments étaient dans un tel état de délabrement, après des décennies d'abandon, que d'urgentes mesures de sécurité s'imposaient. Mais près de 90 % de ces bâtiments faisaient l'objet de demandes de restitution. Comme personne ne se sentait responsable de ces biens immobiliers, ceux-ci ont tout d'abord continué à se délabrer. Les moyens financiers manquaient généralement, là où l'on pouvait commencer les travaux de rénovation, les propriétaires est-allemands disposant rarement du capital nécessaire.

Comme les subventions publiques ne suffisaient pas à seconder tous les travaux, ceux-ci sont de plus en plus souvent revenus à des investisseurs privés, professionnels de l'immobilier généralement ouest-allemands. Le gouvernement fédéral a encore encouragé ce transfert de fortune des nouveaux vers les anciens Länder en aménageant un certain nombre d'allégements fiscaux. Jusqu'à 1996, il était possible de déduire des revenus annuels imposables 50 % des sommes investies dans les nouveaux Länder. Malgré les protestations véhémentes s'élevant contre la réévaluation des vieux quartiers, cette évolution n'a pu être stoppée que très partiellement. Dans la plupart des vieux quartiers situés à la périphérie des centres-villes est-allemands, les logements sont d'abord restés inoccupés, après le départ forcé de leurs habitants en raison de l'augmentation des loyers, puis ont été restaurés en appartements de luxe.

Ce phénomène de détournement de destination initiale de l'espace habité et de délogement de la population est connu sous le terme de gentrification [34]. La transformation du marché immobilier représente le troisième nœud de problèmes relatifs au développement urbain de l'Allemagne de l'Est. Après la réunification, les logements qui avaient été déclarés propriété publique à l'époque de la R.D.A. sont revenus aux collectivités locales. Mais ce qui apparaissait d'abord comme "le cadeau du siècle" s'avère vite être une très lourde charge : les loyers de la R.D.A. n'avaient jamais couvert les frais. Seuls des crédits publics permettent de financer la rénovation et la construction de bâtiments. La Deutsche Kreditbank, qui succède à la Banque d'État de la R.D.A., perçoit des intérêts sur ces dettes à partir de 1990. Jusqu'en 1992, le volume des dettes des sociétés immobilières est-allemandes a atteint près de 51 milliards de Deutschemarks (Borst 1996 : 112). Parallèlement, des millions de Deutschemarks ont dû être investis dans la rénovation des constructions en plaques de béton préfabriqué, sans que les loyers est-allemands [35], nettement moins élevés, puissent être relevés au niveau ouest-allemand [36].

Le gouvernement fédéral s'est efforcé d'atténuer ces problèmes en adoptant, en 1993, la Loi d'allégement des dettes anciennes (Altschuldenhilfegesetz) [37], qui délestait les sociétés immobilières de la moitié de leurs dettes à la condition qu'elles revendent en priorité, jusqu'à fin 2003, 15% des logements à leurs locataires. Mais cette mesure n'a pas abouti à l'effet escompté [38] : les locataires est-allemands se sont montrés peu enclins à devenir propriétaires de leurs appartements, car ils avaient amassé trop peu de capital, du temps de la R.D.A., pour pouvoir investir à présent dans des biens fonciers. En outre, nombreux sont ceux qui ont reculé devant un endettement de longue durée par peur du chômage. Les quelques rares locataires disposés à devenir propriétaires ont préféré investir leur capital pour s'acheter leur propre petit pavillon en banlieue : on assiste ainsi à une très forte vague de sub-urbanisation [39] qui se manifeste dès 1991 en liaison avec l'augmentation de la mobilité spatiale [40] de la population. La privatisation n'a donc pu s'effectuer que par la vente à des sociétés immobilières privées. Les grandes cités [41] est-allemandes deviennent de plus en plus des zones urbaines à problèmes [42], à en juger par la progression de la ségrégation sociale et de la criminalité.

Le bilan de dix ans de développement urbain dans les nouveaux Länder est assez mitigé. D'un côté, nombre d'anciens ouvrages architecturaux d'importance historique [43] ont retrouvé tout leur éclat, des milliards de Deutschemarks ont été investis dans la rénovation de logements, des centres-villes laissés à l'abandon se sont transformés en pôles d'attraction urbains. D'un autre côté, les structures des lieux centraux ont été déplacées, la ségrégation sociale s'est aggravée, les vestiges architecturaux du passé socialiste ont été rasés, on a assisté à un phénomène de concentration de la propriété foncière, détenue par les professionnels de l'immobilier. Les collectivités locales et leurs citoyens réussiront-ils à affirmer de nouveau cette conscience de soi qui forme la base de tout développement urbain durable ?

 

[1] http://www.chronik-der-wende.de/
[2] http://www.glasnost.de/autoren/bernh/ddrbern.html
[3] http://www.entry.de/images/de/map0.gif
[4] http://www.dhm.de/lemo/html/DieDeutscheEinheit/
[5] http://www.visi.com/~contra_m/antithesis/v2n3/ant_v2n3_curr3.html
[6] http://www.statistik-bund.de/presse/englisch/pm2000/p2600022.htm
[7] http://home.t-online.de/home/mmkon/body_dteinh1.htm
[8] http://www.statistik-bund.de/basis/d/erwerb/erwerbtab4.htm
[9] http://www.wlu.ca/~wwwgeog/special/viessman/no10.htm
[10] http://www.uni-mannheim.de/mateo/verlag/diss/ott/magplatz.htm
[11] http://www.uni-mannheim.de/mateo/verlag/diss/ott/altstadt.htm
[12] http://www.wlu.ca/~wwwgeog/special/
viessman/no9.htm
[
13] http://www.uni-mannheim.de/mateo/verlag/diss/ott/gruender.htm
[
14] http://www.bmg.ipn.de/me/259/259-02.htm
[
15] http://baunet.de/baurecht/htm/baugbmas/br0000.htm
[
16] http://www.dhv-speyer.de/lst/hill/sak1.htm
[
17] http://userpage.fu-berlin.de/~vilmar/Kolonialisierung_Begriff.html
[18]
http://members.aol.com/bohlmdb/index.htm
[
19] http://www.winters-hirsch.de/restitution.html
[
20] http://www.fatemi.com/CONFERENCES/treuhandanstalt.html
[
21] http://www.restitution.com/outlook.html
[
22] http://www.datenschutz-berlin.de/recht/de/rv/fin/vermg.htm
[
23] http://www.german-claims.com/articlelj2.htm
[
24] http://www.barov.bund.de/
[
25] http://www.dr-hoek.de/grundstue-neue-b.htm
[
26] http://www.ibau.de/forum/wirtschaftsnachrichten/1998/msg.911037443.000553.html
[
27] http://www.urbino.de/stadtgeschichten/dresden.html
[
28] http://www.dresden.de/index.html?page=/ger/c_03.html
[
29] http://www.ibau.de/forum/wirtschaftsnachrichten/1998/msg.911037443.000553.html
[
30] http://www.uni-mannheim.de/mateo/verlag/diss/ott/ekz.htm
[
31] http://www.uni-mannheim.de/mateo/verlag/diss/ott/neugewg.htm
[
32] http://www.dresden-online.de/berichte/bericht.php3?id=511
[
33] http://www.stadtteilhaus.de/rundgang/index.htm
[
34] http://sozwi-linux.sozialwiss.uni-hamburg.de/Isoz/isoz/arbforsch/fvs/feld4.html
[
35] http://www2.tagesspiegel.de/archiv/1997/05/21/g_k_b220597.html
[
36] http://www.medienflut.de/texte/wohnungsnot/Dipl_Int-1_3-4.html
[
37] http://www.wowi.de/info/gesetze/ahg/ahg01.htm
[
38] http://www.bbr.bund.de/wohnungswesen/strukturwandel.htm
[
39] http://www.uni-mannheim.de/mateo/verlag/diss/ott/migrat.htm
[
40] http://www.xrefer.com/entry.jsp?xrefid=344770&secid=.-
[
41] http://www.gruenau.de/
[
42] http://www.kas.de/publikationen/2001/kommunal/hardrath.html
[
43] http://www.frauenkirche-dresden.org/
[44]
http://www.uni-mannheim.de/mateo/verlag/diss/ott/ottinter.htm#Modell

 

 

 

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